mardi 15 octobre 2013

Partie 1 - Salle d'attente



Nicolas était arrivé en avance. Ce n'était pas dans ses habitudes. Il se laissa tomber dans une chaise en plastique marron. Les pieds de métal chromé, dont les patins de caoutchouc avaient connu des jours meilleurs, geignirent sur le sol. Son dos se rappela immédiatement les chaises de la salle de retenu sur lesquels il avait usé ses jeans au lycée catholique Saint-Jean. Son sac noir Adidas, s'écrasa sur une copie, aux couleurs déteintes par le soleil, à côté de lui. 

Quinze minutes d'avance... autant dire une éternité !


La pièce était étriquée et de larges fenêtres aux vitres coulissantes, dont l'ouverture était condamnée, peinaient à faire entrer le soleil blanc de ce mois de novembre. Il parcouru la salle d'un coup d'œil circulaire. Heureusement il n'y avait que deux personnes avant lui : une femme brune dont il évalua instinctivement le galbe des jambes croisées et un homme replet assis sur sa gauche, qui lui tournait le dos.

* * *

Comme pour oublier l'odeur compacte de macération de chaussure et de sueur, des nombreux corps qui avaient patienté dans ces douze mètres carré, Nicolas jaugea la table basse en formica qui croulait sous une pile douteuse de magazines écornés. Scarlett Johansson, les yeux perdus dans la brume crépusculaire d'un fard noir, les lèvres entrebâillées, sanglée dans une robe bustier, faisait exploser sa poitrine à la peau d'albâtre. La star se cabrait, à la une du magazine, avançant toute la pulpe de son corps, pour contredire le sous-titre qui proclamait "l'anti-Marylin Monroe". Ses yeux s'attardèrent sur la bouche fiévreuse de l'actrice de papier.
Un frisson chaud secoua son dos et ses cuisses. Il aurait bien tendu le bras pour vérifier, par lui même, que l'actrice caméléon avait réussi, par la magie d'un shampooineur, à effacer toutes traces de sa récente blondeur des pointes... à la racine. Mais un mec de trente sept ans ne lit pas Vogue Magazine. Il croisa ses bras haut sur son torse et roula ses yeux clairs vers le plafond où un néon jouait à "jour-nuit" caché sous une applique jaunâtre.

- Madame Daman, c'est à vous !
La voix stridente de la secrétaire l'extirpa net de ses pensées. La jeune femme, aux cheveux longs et noirs, se leva presque d'un bond. Les pieds de sa chaise heurtèrent la planche de bois visée le long de la plinthe. Elle serrait contre elle une large et épaisse enveloppe kraft qui semblait contenir des documents de la plus haute importance.

Alors qu'elle remettait d'une main nerveuse d'énormes lunettes noires dans ses cheveux, elle se pencha pour saisir son sac à main tombé au sol. C'est à cet instant que Nicolas s'aperçu qu'il avait les yeux plongés dans son décolleté de collégienne. Mais "Madame Daman" ne semblait pas voir Nicolas, ni sentir le regard du jeune homme suivre le claquement hypnotique de ses talons noirs sur le carrelage blanc.
Il passa ses mains sur ses yeux puis dans ses cheveux blonds comme pour se réveiller et se redressa sur sa chaise. Il aurait bien pris une bonne bouffée d'oxygène pour remettre ses idées en place, mais dissuadé par l'acidité fétide de l'air dans la pièce, son corps fit le service minimal. Il n'y avait plus qu'un seul type avant lui. Il regarda furtivement la nuque rosée de ce qui semblait être un quadragénaire enrobé, vêtu d'un complet noir, et portant un de ces chapeaux de feutre, comme il en avait vu dans les films d'Humphrey Bogart.

* * *

Il leva les yeux vers l'horloge de plastique rouge, si tout se passait bien, il serait de retour au bureau avant onze heure et demie. C'est cet instant précis que son Iphone choisit pour faire vibrer sa cuisse, depuis l'énorme poche de son vieux dockers élimé. Seb, venait l'interpeller via Twitter "Alors, elle est bonne la crème ? :-P" Nicolas eut un discret mouvement de tête, tel numéro 6 guettant le Rôdeur !
Il reprit ses esprits. Personne ne savait pour ce rendez-vous. Même ses potes le croyaient dans les bras de Karen. La blonde, légère et si enjouée vendeuse du rayon cosmétique des Galeries Deluxe, surnommée "Miss Crème" pour sa propension à faire des miracles avec tout ce qui était blanc et onctueux. Ahh, Karen...
"Monsieur Jalet !"
Nicolas sursauta. Et dans un réflexe d'écolier obéissant, il prit son sac noir aux trois bandes et il se dirigea en direction de la porte du bureau. Mais alors qu'il avait la main sur la poignée, il se tourna vers le comptoir blanc derrière lequel une secrétaire, aussi large que haute, faisait office de cerbère.
- Y'avait pas quelqu'un d'autre avant moi ? Un homme, en costume noir...
Et tout en posant sa question, il se retourna pour jeter un œil sur la salle d'attente.
Elle était vide.
- De quoi vous me parlez ? J'ai personne d'autre sur ma liste ! Grogna la préposée à la réception, l'irritation débordant à la commissure des lèvres.

Puis sans un mot de plus, elle réajusta ses lunettes à montures métalliques et se replongea dans d’obscurs formulaires ponctués de damiers marron.

* * *

Vingt minutes plus tard, Nicolas poussait la porte vitrée en direction de la sortie. Il peina. 
Cette porte ne semblait pas aussi lourde et ses gonds bien mieux huilés lorsqu'il était arrivé il y a juste quarante cinq minutes plus tôt. Il poussa plus fort. La porte céda mais non sans résistance. Cependant décidée à ne pas se laisser faire, elle refusa obstinément de se refermer, malgré plusieurs tentatives. Nicolas n'insista pas et laissa le battant à mi-chemin.
La lumière du jour fit rétracter ses pupilles avec la violence du flash d'un paparazzi. Il descendit les quatre marches en cherchant ses lunettes de soleil dans la poche avant de son sac. Alors qu'il tenait enfin ses Rayban, son épaule droite heurta une masse molle.
Homme au chapeau © Belya Dogan
- Excusez-moi ! Dit-il en reconnaissant les contours d'un homme portant un chapeau noir. 
- Y'a pas de mal. Répondit l'homme, dont le visage doux contrastait avec l'austérité de sa mise. Puis il secoua son chapeau qu'il venait d'enlever de sa tête aussi lisse qu'un miroir et s'engagea dans l'allée devant le jeune homme. Nicolas reconnu cette nuque rose aux plis gras. Il saisit le bras de l'homme qui le précédait.
- Je vous reconnais, c'est vous qui deviez passer avant moi. Pourquoi êtes vous parti ?
L'homme se retourna, leva son menton fuyant pour fixer Nicolas, qui faisait bien deux têtes de plus que lui, dans les yeux :
- Je ne suis pas parti, vous voyez bien que je suis là. Je vous attendais.
Nicolas lâcha le bras de l'inconnu.
- Moi ?
- Oui, vous Monsieur Jalet.
- On se connait ? Interrogea Nicolas.
- Non, personne ne me connait avant de m'avoir rencontré.
- Et vous êtes... ? Demanda le jeune homme qui commençait à s'irriter du ton énigmatique que prenait la discussion.
Et alors que l'homme s'apprêtait à répondre, la porte vitrée qui avait refusé de se refermer, finit sa course dans un claquement tonitruant. Tellement tonitruant qu'il en fit tomber le panneau blanc et rouge visé sur le battant de gauche qui indiquait : "Service de Neurologie - CHU Nord"
- Votre peur, Monsieur Jalet, je suis "votre" peur.
Nicolas éclata de rire. Voilà bien ce qui manquait à sa journée : un branque.
- Bien sûr, bien sûr... Au revoir monsieur.

* * *

Et tout en tournant les talons, il lança, sans se retourner : "Passez le bonjour à Napoléon !"
Installé dans son Audi rouge, Nicolas regarda l'heure : onze heure quinze. Il arrivera à temps pour le briefing. Il posa son sac sur le siège passager, boucla sa ceinture. Une fois la clef dans le contact, et avant d'entamer sa marche arrière pour sortir de sa place de parking, il jeta un coup d'œil rapide dans le rétro intérieur.
Il se figea. Son pied resta bloqué sur l'embrayage et la boite de vitesse coincée quelque part entre le point mort et la marche arrière : l'homme au chapeau, le visage stoïque, les mains croisées sur son ventre rond, était tranquillement assis sur la banquette arrière. 

- Nous n'allons plus nous quitter maintenant, Monsieur Jalet ! Dit-il avec un sourire affable.