lundi 14 avril 2014

Partie 4 : Highway to hell




Un "Bonjour" plein de politesse upercuta Nicolas en pleine face quand il ouvrit la porte. Son visiteur, debout devant la grille de l'ascenseur, l'accueillit avec un sourire tout en enlevant son couvre-chef avec déférence. Mais Nicolas dévia l'attaque par une parade silencieuse : n'offrir aucune prise à l'adversaire. Il savait le faire. 

L'homme se dressait entre lui et la sortie. Qu'à cela ne tienne, d'une foulée énergique il s'engagea dans la spirale de l'escalier qu'il dévala deux par deux. "Toutes mes condoléances pour votre triste perte" haleta l'homme avec une sincère sollicitude en lui emboîtant le pas. Arrivé au pied des marches, Nicolas s'engouffra dans le long couloir qui menait à l'entresol. Le béton ciré renvoyait l'écho des pas de son visiteur toujours sur ses talons.

"Je ne vous en veux pas pour ce qui s'est passé à Los Angeles. Vous ne vouliez pas me faire de mal. Je le... " 
La lourde porte empêcha le reste de la phrase de se glisser jusqu'à Nicolas alors qu'il entrait dans le parking. L'homme, sur ses pas, trouva assistance contre le mur gris du couloir pour reprendre un souffle qu'il semblait inspirer sans jamais expirer. 

*  *  *

Nicolas ouvrit la portière et s'assit au volant de sa voiture. Enfin seul. Il se sentit apaisé. Il actionna le verrouillage centralisé des portes et poussa un soupir de soulagement. Il semblait bien qu'il avait réussi à semer le gêneur. Il attacha sa ceinture de sécurité dans un geste automatique. Mais alors qu'il glissait la clef dans le contact, une décharge électrique partant de l'épaule jusqu'à sa main droite transperça ses muscles. Plié par la douleur, dans un réflexe primaire, il massa son bras alors que les décharges se multipliaient montant progressivement en intensité. 

Soudain l'ombre de son visiteur s'étira sur le mur blafard du parking en face de Nicolas. 

Ce n'était pas le moment que ce dingue l'écrase de ses obséquiosités. Et malgré la douleur dans son bras, Nicolas tourna à nouveau la clef dans le contact mais rien ne se produisit. Et alors qu'il insistait encore, l'air dans l'habitacle semblait se raréfier par un phénomène qui n'obéissait à aucune logique. Ou alors était-ce ce poids cerclant le thorax de Nicolas qui empêchait l'oxygène de circuler dans ses poumons ?  Et alors que le véhicule refusait toujours de se mettre en marche, tous les voyants du tableau de bord se mirent à clignoter. La jauge d'essence affichait le logo réservoir vide, le compteur kilométrique indiquait qu'il roulait à plus de deux cents kilomètres heure. 

L'ombre s'étendit encore un peu plus sur le mur devant la voiture.

                                                                *  *  *

Nicolas tenta de prendre une inspiration pour se calmer et recommença à tourner la clef dans le contact. En dépit de tout bon sens et répondant à une rage sourde qui montait en lui, il écrasa successivement toutes les pédales sous ses pieds et s'acharna sur le levier de vitesse. Mais la voiture, avec une parfaite obstination, ne répondit à aucune de ses injonctions. Ou disons qu'elle préféra à sa guise allumer et éteindre les phares et les clignotants dans une cadence épileptique, faire défiler des chiffres sans aucune logique dans tous les cadrans, cracher une chaleur étouffante par tous les ventilateurs de la climatisation.

Il fallait qu'il fasse quelque chose. Le front couvert de sueur, Nicolas ôta l'écharpe pour libérer son cou et tenta d'inspirer. Mais où donc était passé l'oxygène ? La rage sourde des premières minutes devint incontrôlable. Il frappa le tableau de bord. Mais alors que ce geste rageur aurait du lui broyer les mains, il ne ressentit rien. Pourquoi ne ressentait-il rien ?  A qui était donc cette main tuméfiée dont un métacarpe venait de se briser net ? 

Il fallait qu'il respire. Il pressa la commande pour ouvrir la vitre à côté de lui. Mais, sans surprise, rien ne se passa. Il actionna les commandes des autres vitres qui refusèrent, aussi obstinément que la première, de s'ouvrir. 

L'air commençait à manquer pour de bon ou alors Nicolas oubliait-il de respirer ? "Inspire idiot !" aboya une voix silencieuse en lui. Nicolas tenta d'obéir tirant avec force sur le col de chemise dont il n'arriva qu'à faire sauter inutilement un bouton. "Inspire ou tu vas crever !" Nicolas attrapa le col de sa veste pour l'enlever. 

Mais rien n'y fit, le vêtement semblait vivant et échapper à tout contrôle. Nicolas en s'agitant, n'avait réussi qu'à devenir prisonnier d'une camisole faite de l'enchevêtrement de son écharpe et de sa veste. Le torse comprimé, il suffoquait. La peau pâle, les yeux révulsés, le visage lamentablement appuyé contre le volant, Nicolas distingua la silhouette de son visiteur par la vitre passager.

                                                                *  *  *

"Tu vas mourir là... maintenant" s'amusait la voix qui résonnait dans sa tête. Nicolas dont la gorge semblait avoir gonflé au point de ne plus laisser passer un simple filet d'air, ni aucun son audible, s'enfonçait dans quelque chose au fond de lui qui ressemblait à une cellule capitonnée. "Tu vas mourir si tu n'inspires pas" nargua la voix qui semblait de plus en plus lointaine. 

Mais Nicolas n'avait plus ni chaud, ni froid, ni mal. La douleur s'étendait pourtant. Il la sentait ramper de son bras à son thorax jusqu'à sa tête... Mais il n'avait pas mal. De sa main droite s'écoulait un filet de sang. Son écharpe et son manteau pris dans sa ceinture de sécurité empêchaient tout mouvement. La climatisation continuait à propulser un air sec, presque brûlant. Le klaxon de la voiture continuait à cracher son cri strident.

Mais Nicolas n'entendait plus, ne sentait plus, ne pensait plus rien. Il était sur un fil à quelques milliers de mètres au-dessus d'un vide. Un mot, un geste, un souffle et il serait happé par ce néant. 

C'est à cet instant qu'il vit une main gantée s'approcher de son avant bras. "Ne me touchez pas !" entendit-il hurler sans avoir la certitude que c'était bien lui qui prononçait ces mots. Mais la main n'écouta pas. 

                                                                 *  *  *

Elle se posa sur son bras. La douleur cessa sa migration lente. Doucement, Nicolas remonta le regard le long de la manche du manteau de laine. Il respirait presque à nouveau. L'épaule lourde laissait émerger un visage aux traits lourds d'où jaillissaient des yeux verts d'une douceur hypnotique. La douleur dans son bras s'était comme volatilisée. L'homme pressa sur la boucle de la ceinture de sécurité. Ce simple geste libéra Nicolas de l'enchevêtrement de son écharpe et de sa veste.

"Promettez-moi juste de ne plus essayer de me frapper, c'est tout ce que j'attends de vous." demanda son passager sans aucune animosité.

Nicolas tourna la clef dans le contact sans exprimer aucune reconnaissance à celui qui venait de lui rendre une dignité essentielle à sa survie. Mais encore une fois, rien ne se passa. Nicolas frotta la paume de sa main contre son jeans et insista une seconde fois sur la clef de contact. 

"Vous aviez quelque peu abusé du whisky, je ne vous en veux pas" 
l'excusa l'homme à ses côtés avec mansuétude. "Vous avez juste réussi à vous faire du mal. Je ne veux pas que vous vous fassiez du mal."  Nicolas regardait fixement devant lui tout en tournant une troisième fois la clef. "Je suis là pour vous protéger. Malgré vous, s'il le faut". 

Le moteur eu un sursaut bref qui finit dans un râle grave. "Tout va bien se passer. Je suis là pour ça." rassura l'homme qui venait de prendre son chapeau entre ses mains. Il continua de son timbre clair. "Je ne vous laisserai jamais tomber".  

"Alors laissez-moi partir !" 
hurla Nicolas frappant le volant de ses mains dans un mouvement de lassitude qui ne réussit qu'à faire saigner plus encore sa blessure.

"Je ne vous empêche de rien Mr Jalet. Mais où voulez-vous aller ? Vous êtes déjà arrivé."
 répondit l'homme de sa voix posée.

Nicolas leva la tête et regarda par le pare-brise.

*  *  *

D
evant lui s'étirait un quartier bourgeois paisible. La rue large était emplie de ce vide serein si particulier. Pas une voiture, pas un piéton ne troublait la rue résidentielle, rien que la neige dont quelques flocons dansaient dans l'air dans un ralenti enchanteur.  Noël avait accroché aux réverbères de fonte ouvragés des bougies et des étoiles lumineuses. Les marronniers centenaires aux troncs noueux, plantés en allée le long de la rue, portaient en leur cime, dépouillée par l'hiver, des guirlandes électriques placées là par le labeur des agents municipaux de cette petite ville de province. 

De chaque côté de la rue, la neige immaculée couvrait les toits d'ardoise grise des demeures enclôturées dans l'écrin de leur parc privatif. Les portails fermés laissaient dépasser, ça et là, les rameaux d'arbres évoquant des jardins entretenus avec soin. Des couronnes de branches de houx, de pommes de pin et de rubans pâles accrochées à l'entrée de chacune de ces maisons de maître rivalisaient de richesses et de beauté sous le vent frais de décembre. Derrière les clôtures de fer forgé, quelques chiens domestiques répondaient aux piaillements des mésanges bleues par des jappements joueurs en allant et venant sur de larges pelouses.

De chaque cheminée s'échappait la fumée d'un âtre porteur de promesse de chaleur. D'une fenêtre ouverte, quelques mètres plus bas, s'échappait la plainte d'un violoncelle souffrant sous les mains maladroites d'un enfant qui révisait ses gammes. 

Nicolas tourna la tête vers son passager. "Pourquoi je suis ici, je ne.."

"Vous le savez bien Mr Jalet" répondit l'homme en lui tendant son sac.

*  *  *

Nicolas sorti de la voiture et remis de l'ordre dans sa tenue. Un flocon vint s'écraser sur sa joue, puis un deuxième sur son front, puis des dizaines d'autres tournoyèrent autour de lui. Il passa la sangle de sa sacoche sur son épaule. Le vent souffla par le col de sa chemise ouverte. Il inspira profondément.

Alors qu'il posait la main sur la grille ouvragée d'un portail qui prolongeait un mur de pierre grise, il  prit le temps de redresser la couronne de noël que le vent avait du faire pencher. 

Il se tourna vers la voiture et comme depuis leur première rencontre, son visiteur avait disparu. L'Audi rouge, impeccablement garée, était vide. Il actionna la fermeture à distance qui verrouilla automatiquement chaque porte dans un clic qui résonna avec insolence dans le silence de cette fin d'après midi.

                                                               *  *  *

Après avoir longé les lacets de l'allée couverte de gravier, entre les bosquets du jardin à la française, il arriva devant la façade grise parcourue de glycines et de rosiers grimpants éteints par l'hiver. Devant la porte de chêne, alors qu'il allait frapper, elle s'ouvrit brusquement. Un homme au visage empâté, dont les cernes grises racontaient la récente fatigue, apparu comme s'il savait que Nicolas était là.

"Maman est dans le petit salon avec les autres" Dit-il d'un ton monocorde.

"Bonjour Arthur, j'ai.. Je suis..."

"C'est bon, vas'y. Elle demande après toi toutes les heures.

Arrivé dans le salon Nicolas trouva sa mère assise dans un fauteuil dos à la porte. Ce même fauteuil, tendu d'une tapisserie rose thé, qu'il se souvenait avoir été posée alors qu'il n'avait que dix ans. Autour d'elle, dans la pièce, une dizaine de personnes, à la mine grave, se tenaient debout murmurants et bougeant comme s'ils avaient peur de réveiller un nouveau né qui venait tout juste de s'endormir. 

A gauche devant les immenses bibliothèques chargées de livres, fierté paternelle, se dressait le cercueil ouvert où reposait son père entouré de couronnes de fleurs blanches.

                                                               *  *  *

Ne trouvant rien à dire, Nicolas posa simplement une main sur l'épaule de sa mère. Sans se retourner, elle posa sa main sur la sienne.

"Je savais que tu viendrais" dit-elle à son fils sans même se retourner pour le regarder.

Nicolas posa son sac au pied du fauteuil, fit le tour et s'accroupit devant sa mère dont il saisit les mains. 

"Qu'est ce que je peux faire ?"

"Rien, tu sais combien ton père était un homme prévoyant." Répondit sa mère la voix éraillée.  "Mais qu'est ce que c'est que cette vilaine blessure ?" s'inquiéta-t-elle penchant le regard sur la main de Nicolas dont la peau arrachée laissait voir un morceau d'os saillir entre la chair.

"Rien, une maladresse." répondit le jeune homme qui cacha sa plaie en tirant sur sa manche. "Je vois que toute la famille est là.» 

Se tournant vers le fond de la pièce il reconnu dans l'assistance quelques visages familiers : Elise, l'épouse insipide de son frère Arthur et mère de deux nièces capricieuses, deux de ses oncles paternels à la douleur aussi conservatrice que leur mines, sa tante maternelle excentrique qui à l'évidence avait fait le voyage depuis l'Amérique du sud où elle menait une vie qui faisait rougir de honte sa sœur, deux de ses cousins qui avaient repris la fabrique de literie et qui n'avaient jamais quitté le bourg, leurs femmes, leurs enfants.. Et enfin sa cousine Charlotte, l'instable et fragile Charlotte. Aux dernières nouvelles, elle préparait les examens du barreau car elle venait de se fiancer à un jeune avocat spécialisé en litiges administratifs. Tout comme six mois avant elle tentait une entrée à l'école de médecine à cause d'une brève passion pour un chirurgien marié et père de trois enfants. Six mois avant encore elle avait fait un court passage dans une école de décoration intérieure croyant avoir fait des merveilles en redécorant le salon d'une amie. Mais tout cela rassurait toute la famille car deux ans auparavant elle s'essayait à une carrière de chanteuse rebelle et droguée inspirée par une ex-rock star qui aurait pu être son père... 

Rassurée. Oui, toute la famille était bien là. 

                                                              *  *  *

Et juste entre la tante artiste et son grand père presque centenaire, assis sur une causeuse, son visiteur du matin, se tenait silencieux près de la cheminée où crépitaient les bûches fraîchement disposées. Il regardait fixement Nicolas, une enveloppe blanche avec un logo bleu et vert à la main.

Mais alors que Nicolas allait traverser la pièce pour prier l'importun de sortir, sa mère se mis en tête qu'il fallait d'urgence soigner la main de son fils. Elle se leva lentement pour se diriger vers la salle de bain malgré les refus répétés de Nicolas. Elise pris sur elle d'accompagner sa belle-mère. 

Alors que Madeleine disparaissait par la porte du salon, soutenue par sa belle-fille, Nicolas se dirigea vers la causeuse. Mais, sans surprise, l'homme au chapeau avait disparu. Seule l'enveloppe portant le logo de l'hôpital qu'il avait le matin même glissé dans son sac se trouvait sur le velours rouge du meuble où son père aimait s'asseoir pour leur faire réciter leurs leçons tous les dimanches.

                                                               *  *  *

"Tu ne changes pas ! toujours à arriver le dernier."  interrompit Arthur qui se tenait derrière Nicolas alors qu'il saisissait le courrier.  "Bravo pour le coup de la blessure, ça marche toujours avec maman" Il avala une gorgée de cognac avant de continuer avec un rictus qui aurait pu être, chez un autre que lui, un sourire "Tu sais j'ai beau voir clair en toi, j'ai toujours admiré les cons. Je sais pas comment tu fais pour que tout le monde finisse par être au petit soin pour toi." Nicolas serra le poing sentant la rage réclamait son dû.  Arthur tendit la main pour arracher l'enveloppe que son aîné serrait fermement entre ses doigts. Nicolas bloqua son geste en broyant le poignet de son cadet, visiblement enhardi par l'alcool et une rivalité tenace. "Je suis médecin. Tu crois que je ne reconnais pas le logo du CHU ? Tu vas nous annoncer quoi ? Que tu es mourant ? Tu ferais n'importe quoi pour attirer l'attention. Mon pauvre !"

Nicolas muet, serrant la lettre fit lâcher prise à son frère. Sa mère et sa belle-sœur, de retour de l'étage, entraient dans le salon chargées d'une valise de premiers soins. Arthur faisait tinter les glaçons dans son verre, l'air narquois. 

"Arthur, nous avons apporté ce qu'il faut pour que tu soignes la blessure de ton frère" annonça leur mère d'un ton qui n'admettait aucune discussion. "J'arrive" claironna Arthur pour que leur mère l'entende de l'autre bout de la pièce. "Serre les dents Nicolas. ça risque de faire mal" murmura-t-il à l'attention de Nicolas en se penchant vers lui pour poser son verre de cognac sur le guéridon entre eux.


                                                             *  *  *

Nicolas regarda par la fenêtre qui donnait sur le parc où enfant, Arthur et lui, avaient construit mille cabanes et mené d'épiques chasses aux trésors. Et juste entre le chêne et la roseraie, à l'endroit même où à douze ans il avait échangé son premier baiser chaste avec une petite amie du quartier, se tenait l'homme au chapeau assis sur le banc de pierre. 

Il tourna la tête vers l'autre bout de la pièce. Son frère sortait un à un les pansements et autres pinces stériles avant de les disposer méthodiquement sur la grande table en merisier. Tout à côté, leur mère donnait des consignes à Elise pour rafraîchir et restaurer les invités, dont les verres se vidaient plus vite que leur commisération. 

Il regarda à nouveau par la fenêtre, le banc était vide. 
"Nicolas vient, que ton frère s'occupe de cette blessure" ordonna sa mère.

"J'arrive maman" répondit-il juste avant de jeter l'enveloppe dans le feu qui s'embrasa d'une vive lueur jetant dans la pièce, l'ombre d'un instant, une lumière presque irréelle...

Au même instant, la sonnerie d’un portable déchira l’atmosphère feutrée. Les notes reconnaissables du célèbre « Highway to hell » du groupe ACDC, résonnèrent comme un sacrilège. Tous les regards se portèrent sur une sacoche. Celle-là même, que Nicolas avait abandonnée au pied du fauteuil de sa mère, quelques instants avant.

Puis, avec une synchronisation parfaite, tous les regards, mère,  frère, grands-parents, oncles, tantes, cousins, cousines, neveux et nièces, réprobateurs s'il en est, se portèrent sur Nicolas, qui semblait bien à cet instant précis, sur le chemin d'un enfer qui ne faisait que commencer.