lundi 14 avril 2014

Partie 4 : Highway to hell




Un "Bonjour" plein de politesse upercuta Nicolas en pleine face quand il ouvrit la porte. Son visiteur, debout devant la grille de l'ascenseur, l'accueillit avec un sourire tout en enlevant son couvre-chef avec déférence. Mais Nicolas dévia l'attaque par une parade silencieuse : n'offrir aucune prise à l'adversaire. Il savait le faire. 

L'homme se dressait entre lui et la sortie. Qu'à cela ne tienne, d'une foulée énergique il s'engagea dans la spirale de l'escalier qu'il dévala deux par deux. "Toutes mes condoléances pour votre triste perte" haleta l'homme avec une sincère sollicitude en lui emboîtant le pas. Arrivé au pied des marches, Nicolas s'engouffra dans le long couloir qui menait à l'entresol. Le béton ciré renvoyait l'écho des pas de son visiteur toujours sur ses talons.

"Je ne vous en veux pas pour ce qui s'est passé à Los Angeles. Vous ne vouliez pas me faire de mal. Je le... " 
La lourde porte empêcha le reste de la phrase de se glisser jusqu'à Nicolas alors qu'il entrait dans le parking. L'homme, sur ses pas, trouva assistance contre le mur gris du couloir pour reprendre un souffle qu'il semblait inspirer sans jamais expirer. 

*  *  *

Nicolas ouvrit la portière et s'assit au volant de sa voiture. Enfin seul. Il se sentit apaisé. Il actionna le verrouillage centralisé des portes et poussa un soupir de soulagement. Il semblait bien qu'il avait réussi à semer le gêneur. Il attacha sa ceinture de sécurité dans un geste automatique. Mais alors qu'il glissait la clef dans le contact, une décharge électrique partant de l'épaule jusqu'à sa main droite transperça ses muscles. Plié par la douleur, dans un réflexe primaire, il massa son bras alors que les décharges se multipliaient montant progressivement en intensité. 

Soudain l'ombre de son visiteur s'étira sur le mur blafard du parking en face de Nicolas. 

Ce n'était pas le moment que ce dingue l'écrase de ses obséquiosités. Et malgré la douleur dans son bras, Nicolas tourna à nouveau la clef dans le contact mais rien ne se produisit. Et alors qu'il insistait encore, l'air dans l'habitacle semblait se raréfier par un phénomène qui n'obéissait à aucune logique. Ou alors était-ce ce poids cerclant le thorax de Nicolas qui empêchait l'oxygène de circuler dans ses poumons ?  Et alors que le véhicule refusait toujours de se mettre en marche, tous les voyants du tableau de bord se mirent à clignoter. La jauge d'essence affichait le logo réservoir vide, le compteur kilométrique indiquait qu'il roulait à plus de deux cents kilomètres heure. 

L'ombre s'étendit encore un peu plus sur le mur devant la voiture.

                                                                *  *  *

Nicolas tenta de prendre une inspiration pour se calmer et recommença à tourner la clef dans le contact. En dépit de tout bon sens et répondant à une rage sourde qui montait en lui, il écrasa successivement toutes les pédales sous ses pieds et s'acharna sur le levier de vitesse. Mais la voiture, avec une parfaite obstination, ne répondit à aucune de ses injonctions. Ou disons qu'elle préféra à sa guise allumer et éteindre les phares et les clignotants dans une cadence épileptique, faire défiler des chiffres sans aucune logique dans tous les cadrans, cracher une chaleur étouffante par tous les ventilateurs de la climatisation.

Il fallait qu'il fasse quelque chose. Le front couvert de sueur, Nicolas ôta l'écharpe pour libérer son cou et tenta d'inspirer. Mais où donc était passé l'oxygène ? La rage sourde des premières minutes devint incontrôlable. Il frappa le tableau de bord. Mais alors que ce geste rageur aurait du lui broyer les mains, il ne ressentit rien. Pourquoi ne ressentait-il rien ?  A qui était donc cette main tuméfiée dont un métacarpe venait de se briser net ? 

Il fallait qu'il respire. Il pressa la commande pour ouvrir la vitre à côté de lui. Mais, sans surprise, rien ne se passa. Il actionna les commandes des autres vitres qui refusèrent, aussi obstinément que la première, de s'ouvrir. 

L'air commençait à manquer pour de bon ou alors Nicolas oubliait-il de respirer ? "Inspire idiot !" aboya une voix silencieuse en lui. Nicolas tenta d'obéir tirant avec force sur le col de chemise dont il n'arriva qu'à faire sauter inutilement un bouton. "Inspire ou tu vas crever !" Nicolas attrapa le col de sa veste pour l'enlever. 

Mais rien n'y fit, le vêtement semblait vivant et échapper à tout contrôle. Nicolas en s'agitant, n'avait réussi qu'à devenir prisonnier d'une camisole faite de l'enchevêtrement de son écharpe et de sa veste. Le torse comprimé, il suffoquait. La peau pâle, les yeux révulsés, le visage lamentablement appuyé contre le volant, Nicolas distingua la silhouette de son visiteur par la vitre passager.

                                                                *  *  *

"Tu vas mourir là... maintenant" s'amusait la voix qui résonnait dans sa tête. Nicolas dont la gorge semblait avoir gonflé au point de ne plus laisser passer un simple filet d'air, ni aucun son audible, s'enfonçait dans quelque chose au fond de lui qui ressemblait à une cellule capitonnée. "Tu vas mourir si tu n'inspires pas" nargua la voix qui semblait de plus en plus lointaine. 

Mais Nicolas n'avait plus ni chaud, ni froid, ni mal. La douleur s'étendait pourtant. Il la sentait ramper de son bras à son thorax jusqu'à sa tête... Mais il n'avait pas mal. De sa main droite s'écoulait un filet de sang. Son écharpe et son manteau pris dans sa ceinture de sécurité empêchaient tout mouvement. La climatisation continuait à propulser un air sec, presque brûlant. Le klaxon de la voiture continuait à cracher son cri strident.

Mais Nicolas n'entendait plus, ne sentait plus, ne pensait plus rien. Il était sur un fil à quelques milliers de mètres au-dessus d'un vide. Un mot, un geste, un souffle et il serait happé par ce néant. 

C'est à cet instant qu'il vit une main gantée s'approcher de son avant bras. "Ne me touchez pas !" entendit-il hurler sans avoir la certitude que c'était bien lui qui prononçait ces mots. Mais la main n'écouta pas. 

                                                                 *  *  *

Elle se posa sur son bras. La douleur cessa sa migration lente. Doucement, Nicolas remonta le regard le long de la manche du manteau de laine. Il respirait presque à nouveau. L'épaule lourde laissait émerger un visage aux traits lourds d'où jaillissaient des yeux verts d'une douceur hypnotique. La douleur dans son bras s'était comme volatilisée. L'homme pressa sur la boucle de la ceinture de sécurité. Ce simple geste libéra Nicolas de l'enchevêtrement de son écharpe et de sa veste.

"Promettez-moi juste de ne plus essayer de me frapper, c'est tout ce que j'attends de vous." demanda son passager sans aucune animosité.

Nicolas tourna la clef dans le contact sans exprimer aucune reconnaissance à celui qui venait de lui rendre une dignité essentielle à sa survie. Mais encore une fois, rien ne se passa. Nicolas frotta la paume de sa main contre son jeans et insista une seconde fois sur la clef de contact. 

"Vous aviez quelque peu abusé du whisky, je ne vous en veux pas" 
l'excusa l'homme à ses côtés avec mansuétude. "Vous avez juste réussi à vous faire du mal. Je ne veux pas que vous vous fassiez du mal."  Nicolas regardait fixement devant lui tout en tournant une troisième fois la clef. "Je suis là pour vous protéger. Malgré vous, s'il le faut". 

Le moteur eu un sursaut bref qui finit dans un râle grave. "Tout va bien se passer. Je suis là pour ça." rassura l'homme qui venait de prendre son chapeau entre ses mains. Il continua de son timbre clair. "Je ne vous laisserai jamais tomber".  

"Alors laissez-moi partir !" 
hurla Nicolas frappant le volant de ses mains dans un mouvement de lassitude qui ne réussit qu'à faire saigner plus encore sa blessure.

"Je ne vous empêche de rien Mr Jalet. Mais où voulez-vous aller ? Vous êtes déjà arrivé."
 répondit l'homme de sa voix posée.

Nicolas leva la tête et regarda par le pare-brise.

*  *  *

D
evant lui s'étirait un quartier bourgeois paisible. La rue large était emplie de ce vide serein si particulier. Pas une voiture, pas un piéton ne troublait la rue résidentielle, rien que la neige dont quelques flocons dansaient dans l'air dans un ralenti enchanteur.  Noël avait accroché aux réverbères de fonte ouvragés des bougies et des étoiles lumineuses. Les marronniers centenaires aux troncs noueux, plantés en allée le long de la rue, portaient en leur cime, dépouillée par l'hiver, des guirlandes électriques placées là par le labeur des agents municipaux de cette petite ville de province. 

De chaque côté de la rue, la neige immaculée couvrait les toits d'ardoise grise des demeures enclôturées dans l'écrin de leur parc privatif. Les portails fermés laissaient dépasser, ça et là, les rameaux d'arbres évoquant des jardins entretenus avec soin. Des couronnes de branches de houx, de pommes de pin et de rubans pâles accrochées à l'entrée de chacune de ces maisons de maître rivalisaient de richesses et de beauté sous le vent frais de décembre. Derrière les clôtures de fer forgé, quelques chiens domestiques répondaient aux piaillements des mésanges bleues par des jappements joueurs en allant et venant sur de larges pelouses.

De chaque cheminée s'échappait la fumée d'un âtre porteur de promesse de chaleur. D'une fenêtre ouverte, quelques mètres plus bas, s'échappait la plainte d'un violoncelle souffrant sous les mains maladroites d'un enfant qui révisait ses gammes. 

Nicolas tourna la tête vers son passager. "Pourquoi je suis ici, je ne.."

"Vous le savez bien Mr Jalet" répondit l'homme en lui tendant son sac.

*  *  *

Nicolas sorti de la voiture et remis de l'ordre dans sa tenue. Un flocon vint s'écraser sur sa joue, puis un deuxième sur son front, puis des dizaines d'autres tournoyèrent autour de lui. Il passa la sangle de sa sacoche sur son épaule. Le vent souffla par le col de sa chemise ouverte. Il inspira profondément.

Alors qu'il posait la main sur la grille ouvragée d'un portail qui prolongeait un mur de pierre grise, il  prit le temps de redresser la couronne de noël que le vent avait du faire pencher. 

Il se tourna vers la voiture et comme depuis leur première rencontre, son visiteur avait disparu. L'Audi rouge, impeccablement garée, était vide. Il actionna la fermeture à distance qui verrouilla automatiquement chaque porte dans un clic qui résonna avec insolence dans le silence de cette fin d'après midi.

                                                               *  *  *

Après avoir longé les lacets de l'allée couverte de gravier, entre les bosquets du jardin à la française, il arriva devant la façade grise parcourue de glycines et de rosiers grimpants éteints par l'hiver. Devant la porte de chêne, alors qu'il allait frapper, elle s'ouvrit brusquement. Un homme au visage empâté, dont les cernes grises racontaient la récente fatigue, apparu comme s'il savait que Nicolas était là.

"Maman est dans le petit salon avec les autres" Dit-il d'un ton monocorde.

"Bonjour Arthur, j'ai.. Je suis..."

"C'est bon, vas'y. Elle demande après toi toutes les heures.

Arrivé dans le salon Nicolas trouva sa mère assise dans un fauteuil dos à la porte. Ce même fauteuil, tendu d'une tapisserie rose thé, qu'il se souvenait avoir été posée alors qu'il n'avait que dix ans. Autour d'elle, dans la pièce, une dizaine de personnes, à la mine grave, se tenaient debout murmurants et bougeant comme s'ils avaient peur de réveiller un nouveau né qui venait tout juste de s'endormir. 

A gauche devant les immenses bibliothèques chargées de livres, fierté paternelle, se dressait le cercueil ouvert où reposait son père entouré de couronnes de fleurs blanches.

                                                               *  *  *

Ne trouvant rien à dire, Nicolas posa simplement une main sur l'épaule de sa mère. Sans se retourner, elle posa sa main sur la sienne.

"Je savais que tu viendrais" dit-elle à son fils sans même se retourner pour le regarder.

Nicolas posa son sac au pied du fauteuil, fit le tour et s'accroupit devant sa mère dont il saisit les mains. 

"Qu'est ce que je peux faire ?"

"Rien, tu sais combien ton père était un homme prévoyant." Répondit sa mère la voix éraillée.  "Mais qu'est ce que c'est que cette vilaine blessure ?" s'inquiéta-t-elle penchant le regard sur la main de Nicolas dont la peau arrachée laissait voir un morceau d'os saillir entre la chair.

"Rien, une maladresse." répondit le jeune homme qui cacha sa plaie en tirant sur sa manche. "Je vois que toute la famille est là.» 

Se tournant vers le fond de la pièce il reconnu dans l'assistance quelques visages familiers : Elise, l'épouse insipide de son frère Arthur et mère de deux nièces capricieuses, deux de ses oncles paternels à la douleur aussi conservatrice que leur mines, sa tante maternelle excentrique qui à l'évidence avait fait le voyage depuis l'Amérique du sud où elle menait une vie qui faisait rougir de honte sa sœur, deux de ses cousins qui avaient repris la fabrique de literie et qui n'avaient jamais quitté le bourg, leurs femmes, leurs enfants.. Et enfin sa cousine Charlotte, l'instable et fragile Charlotte. Aux dernières nouvelles, elle préparait les examens du barreau car elle venait de se fiancer à un jeune avocat spécialisé en litiges administratifs. Tout comme six mois avant elle tentait une entrée à l'école de médecine à cause d'une brève passion pour un chirurgien marié et père de trois enfants. Six mois avant encore elle avait fait un court passage dans une école de décoration intérieure croyant avoir fait des merveilles en redécorant le salon d'une amie. Mais tout cela rassurait toute la famille car deux ans auparavant elle s'essayait à une carrière de chanteuse rebelle et droguée inspirée par une ex-rock star qui aurait pu être son père... 

Rassurée. Oui, toute la famille était bien là. 

                                                              *  *  *

Et juste entre la tante artiste et son grand père presque centenaire, assis sur une causeuse, son visiteur du matin, se tenait silencieux près de la cheminée où crépitaient les bûches fraîchement disposées. Il regardait fixement Nicolas, une enveloppe blanche avec un logo bleu et vert à la main.

Mais alors que Nicolas allait traverser la pièce pour prier l'importun de sortir, sa mère se mis en tête qu'il fallait d'urgence soigner la main de son fils. Elle se leva lentement pour se diriger vers la salle de bain malgré les refus répétés de Nicolas. Elise pris sur elle d'accompagner sa belle-mère. 

Alors que Madeleine disparaissait par la porte du salon, soutenue par sa belle-fille, Nicolas se dirigea vers la causeuse. Mais, sans surprise, l'homme au chapeau avait disparu. Seule l'enveloppe portant le logo de l'hôpital qu'il avait le matin même glissé dans son sac se trouvait sur le velours rouge du meuble où son père aimait s'asseoir pour leur faire réciter leurs leçons tous les dimanches.

                                                               *  *  *

"Tu ne changes pas ! toujours à arriver le dernier."  interrompit Arthur qui se tenait derrière Nicolas alors qu'il saisissait le courrier.  "Bravo pour le coup de la blessure, ça marche toujours avec maman" Il avala une gorgée de cognac avant de continuer avec un rictus qui aurait pu être, chez un autre que lui, un sourire "Tu sais j'ai beau voir clair en toi, j'ai toujours admiré les cons. Je sais pas comment tu fais pour que tout le monde finisse par être au petit soin pour toi." Nicolas serra le poing sentant la rage réclamait son dû.  Arthur tendit la main pour arracher l'enveloppe que son aîné serrait fermement entre ses doigts. Nicolas bloqua son geste en broyant le poignet de son cadet, visiblement enhardi par l'alcool et une rivalité tenace. "Je suis médecin. Tu crois que je ne reconnais pas le logo du CHU ? Tu vas nous annoncer quoi ? Que tu es mourant ? Tu ferais n'importe quoi pour attirer l'attention. Mon pauvre !"

Nicolas muet, serrant la lettre fit lâcher prise à son frère. Sa mère et sa belle-sœur, de retour de l'étage, entraient dans le salon chargées d'une valise de premiers soins. Arthur faisait tinter les glaçons dans son verre, l'air narquois. 

"Arthur, nous avons apporté ce qu'il faut pour que tu soignes la blessure de ton frère" annonça leur mère d'un ton qui n'admettait aucune discussion. "J'arrive" claironna Arthur pour que leur mère l'entende de l'autre bout de la pièce. "Serre les dents Nicolas. ça risque de faire mal" murmura-t-il à l'attention de Nicolas en se penchant vers lui pour poser son verre de cognac sur le guéridon entre eux.


                                                             *  *  *

Nicolas regarda par la fenêtre qui donnait sur le parc où enfant, Arthur et lui, avaient construit mille cabanes et mené d'épiques chasses aux trésors. Et juste entre le chêne et la roseraie, à l'endroit même où à douze ans il avait échangé son premier baiser chaste avec une petite amie du quartier, se tenait l'homme au chapeau assis sur le banc de pierre. 

Il tourna la tête vers l'autre bout de la pièce. Son frère sortait un à un les pansements et autres pinces stériles avant de les disposer méthodiquement sur la grande table en merisier. Tout à côté, leur mère donnait des consignes à Elise pour rafraîchir et restaurer les invités, dont les verres se vidaient plus vite que leur commisération. 

Il regarda à nouveau par la fenêtre, le banc était vide. 
"Nicolas vient, que ton frère s'occupe de cette blessure" ordonna sa mère.

"J'arrive maman" répondit-il juste avant de jeter l'enveloppe dans le feu qui s'embrasa d'une vive lueur jetant dans la pièce, l'ombre d'un instant, une lumière presque irréelle...

Au même instant, la sonnerie d’un portable déchira l’atmosphère feutrée. Les notes reconnaissables du célèbre « Highway to hell » du groupe ACDC, résonnèrent comme un sacrilège. Tous les regards se portèrent sur une sacoche. Celle-là même, que Nicolas avait abandonnée au pied du fauteuil de sa mère, quelques instants avant.

Puis, avec une synchronisation parfaite, tous les regards, mère,  frère, grands-parents, oncles, tantes, cousins, cousines, neveux et nièces, réprobateurs s'il en est, se portèrent sur Nicolas, qui semblait bien à cet instant précis, sur le chemin d'un enfer qui ne faisait que commencer.












mardi 28 janvier 2014

Partie 3 - L'autre côté de la porte




Une vague de bien-être, d'une espèce qui se faisait rare, roula sous les draps en même temps que Nicolas. Ses mains croisées derrière la tête cherchaient sous la taie d'oreiller la fraîcheur du côté qui n'avait plus l'empreinte chaude de son souffle. Enfant, il aimait retourner son duvet plusieurs fois dans la nuit pour retrouver cette sensation courte mais intense du frisson glacée qui accompagnait ce rituel nocturne. Il était de retour chez lui. Enfin seul.

Le réveil écorcha l'air. Nicolas ne bougea pas. Ce bruit inutile, d'ordinaire insupportable, qui arrivait toujours longtemps après qu'il se soit réveillé, évoquait à cet instant précis, son quotidien retrouvé. Il prit une profonde inspiration et eut l'impression de sentir chaque alvéole de ses poumons se déployer un à un sous l'afflux de l'air froid qui entrait par la fenêtre grande ouverte, malgré les bruits de la ville et malgré décembre.

Arrivé depuis samedi matin, il n'aurait pas pu dire depuis quand il dormait. Sans doute quelques minutes après avoir éparpillé ses vêtements sur le club de cuir noir de l'autre côté de la pièce. Ses chaussures, dont les lacets n'avaient pas été défaits, fièrement retournées, jetaient leurs reflets dans le vernis du parquet laqué quelque part entre le fauteuil et le lit.

Allongé sur le dos, le corps couvert d'un drap bleu, Nicolas fixait le plafond. Son œil droit portait, du haut de l'arcade sourcilière jusqu'au milieu de sa pommette, une longue ecchymose violacée dont les contours s'irisaient d'un jaune verdâtre.

* * *

Dans la salle de bain, où sa valise éventrée laissait s'échapper quinze jours de vêtements sales, il grogna. Le mitigeur, bien que sur le rouge, laissait s'échapper une eau à la température polaire accompagnée des borborygmes métalliques provenant du chauffe eau qui agonisait égoïstement.

Il renonça à l'idée de raser la barbe de trois jours qui assombrissait son visage aux traits tirés. Il saisit une serviette épaisse pour enlever la mousse à raser qu'il avait, avec un optimisme inconsidéré, étalé sur son menton. Abandonnant la serviette sur la vasque, il regarda la cabine de douche tel Hercule avait probablement du toiser le Cerbère. Mais aujourd'hui, l'eau ne l'empêchera pas de passer les portes de l'Hadès...

Pour détourner ses pensées de l'effet de l'eau glacée qui ruisselait sur son corps, il fit mentalement la liste des choses qu'il avait à faire : envoyer au service juridique les précontrats signés à Los Angeles, lire les derniers CRR des projets en cours, donner à Seb les consignes pour que les équipes se coordonnent sur les tâches que le gestionnaire avait basculé dans le rouge pendant son absence, rassurer son dernier client en lui servant une tape sur l'épaule et une ou deux phrases reçues de ses aînés et améliorées à force de pratique. "L'approche transverse mais néanmoins multifactorielle, que nous vous proposons, permettra de respecter le cahier des charges du projet et même d'y apporter des améliorations notables grâce à la pro activité des ressources engagées." Ces petites phrases indigestes passaient toujours bien avec une bouteille de Pommard et une viande saignante.

Il sortit de la douche et continua sa liste tout en attrapant le drap de bain : appeler le réparateur pour la chaudière, Karen pour s'excuser d'avoir manqué ce week-end chez ses parents à la campagne, ouvrir et trier quinze jour de courrier monté à son arrivée... Il enfila sa chemise qu'il laissa tomber sur son jeans. Enfin, il s'excuserait peut être pas quand même. C'était pas comme s'il était marié avec celle qui s'était autoproclamée, sans son consentement, "petite amie". Il la laissait croire, par lâcheté pensaient ses amis, par indifférence selon lui.

* * *

Depuis combien de temps était-il planté, dans la lueur blafarde du faible éclairage répandu par le ventre béant du réfrigérateur ? Assez longtemps pour constater qu'il était vide. La porte refermée, il se tourna, dans l'obscurité familière de la cuisine avec les gestes mécaniques de celui qui est sur son territoire. Il versa l'eau dans le percolateur. Mais force fut de constater que la boite à café était aussi vide que le reste.

Un paquet de céréales entamé coincé sous le bras et un verre d'eau glacée à la main, Nicolas s'affala dans le canapé alors que l'appartement silencieux résonnait encore du poids de ses pas sur le parquet de chêne. Il extirpa la console de jeu coincé sous sa cuisse dans un geste brusque. L'effet en chaîne déversa sur le sol, tel un fleuve sortant de son lit, les piles instables de magazines et de dossiers juste à coté de lui. Le désordre était pour Nicolas une seconde nature, comparable dans son cas à un sport de haut niveau. Il avait une vraie phobie des gens ordonnés jusqu'à souffrir physiquement dans les lieux où rien ne dépassait des étagères.

Il saisit son ordinateur portable et le posa sur ses jambes à moitié étendues sur le canapé. Alors que l'écran s'allumait, il plongea la main dans le paquet de céréales. Et la retira aussitôt d'un mouvement sec. Il était dit qu'il ne mangerait rien ce matin. Les extrémités de ses doigts étaient recouvertes d'une substance jaune, collante et à l'odeur acre. Il plongea instinctivement sa main dans le verre d'eau posé sur le sol. La curiosité, si commune chez ses semblables, allait-elle le pousser à regarder dans le paquet pour découvrir quel phénomène avait présidé à la formation de cette mélasse nauséabonde ?

Nicolas, pragmatique, avait pour conviction que les informations qui ne servent pas à le faire avancer, qui n'entrent pas dans l'un de ses domaines de compétences ou dans l'un des nombreux tiroirs de ses plaisirs n'ont aucune raison d'encombrer son esprit. Le paquet parti rejoindre la pile de magazines sur le sol pour y attendre silencieusement avec son secret jusqu'au jour où la femme de ménage passera faire ce pourquoi elle était payée.

* * *
En moins de trente minutes il expédia les affaires courantes. Même si son gestionnaire de messageries semblait persuadé du contraire, comme à chacun de ses retours, arborant son alarmiste "messagerie pleine". Mais Nicolas savait trier, comme seul un chef sait le faire. Si le message vient d'un collaborateur il te suffira de compter combien de copies de ce même message ont été envoyé en moins de vingt-quatre heure. En dessous d'une héroïque dizaine, c'est que le problème s'est réglé de manière spontanée en interne. Il te suffira de supprimer le reliquat indésirable. En dehors des messages signés de ton supérieur direct, il faut mettre dix raisonnables jours avant de répondre et uniquement en cas de relance.

Si un client qui n'envisage pas un contrat à cinq chiffres t’écrit, rien ne sert de répondre. Il te suffira de patienter jusqu'à ce que cet importun se décourage. Pour les plus hargneux, qui osent appeler pour rompre ton silence professionnel, accorde-lui quatre minutes orgasmiques de "je-ne-comprends-pas-comment-je-n'ai-pas-été-informé-plus-tôt-de-votre-demande" et tu finis par un prometteur 'je-vais-mettre-mes-meilleurs-éléments-sur-votre-dossier". Après quoi tu refiles le bébé aux managers juniors ou mieux aux stagiaires que tu pourras ensuite gratifier d'un "j'vous-fais-confiance-les-gars,-vous-êtes-les-meilleurs». Mais tu sais parfaitement qu'ils n'ont ni le temps, les compétences ou les moyens de satisfaire ce patron de PME familiale qui nuirait à la crédibilité de ton portefeuille client.

* * *

Nicolas avait quatre-cent-vingt-six messages en dehors de ceux automatiquement classés dans la rubrique spam. Il en supprima trois-cent-vingt-huit. Cinquante-six autres furent rapidement redirigés vers ses collaborateurs prolongés d'un impératif "URGENT-à traiter". Il mit en attente vingt-neuf qui n'avaient pas atteint les dix jours syndicales de maturation. Après ce filtrage méthodique, il répondit laconiquement aux treize messages restants. Ses envois validés, il se connecta à Facebook où il regarda sept vidéos contenant des chats miaulant des tubes sexy et onze bandes-annonces de film de super héros en collant. 

Son rire fit désordre dans l'appartement vide quand il visionna une parodie darkvadorienne que Sébastien avait tagué de son nom. Le maître de l'Etoile Noir errait dans les rayons d'un supermarché avant de déclamer son "Je suis ton père !" à une aubergine jaillissant d'une couche culotte. Mais ses zygomatiques en se soulevant se rappelèrent la douloureuse barrière bleue qui avait marbré son visage quelques jours plutôt. Il massa mécaniquement sa mâchoire en se levant, quand le clignotement du voyant du répondeur de son téléphone fixe attira son attention.

Trois messages en absence. Il savait d'avance que la voix de sa mère allait répandre ses litanies culpabilisantes sur la rareté des visites du fils prodigue. Il n'y avait bien plus que ses parents pour appeler sur cette ligne, fermement décidés à ne laisser aucun téléphone portable et autres ordinateurs franchir le seuil de la maison familiale. Il actionna la lecture avant de se préparer à partir.

* * *

Il écouta les messages d'une oreille distraite depuis l'entrée où la lumière du jour rampait lâchement au pied des murs gris. Il enfila sa parka et jeta une immense écharpe autour de son cou pendant que sa mère de sa diction parfaite égrenait son texte. " Bonjour Nicolas, c'est maman. Rappelle-moi quand tu as ce message". Il glissa son téléphone portable et son trousseau de clefs  au fond de l'une des immenses poches de sa veste. Il suspendit son geste, ce n'était pas dans l'habitude de sa mère d'être aussi brève. 

Il saisit le paquet d'enveloppes et fit un tri grossier entre les factures et les magazines. Une enveloppe sur laquelle un logo vert et bleu indiquait CHU Nord tomba soudain par terre. Elle était adressée à un certain J.Daman. Le second message vocal traversa le salon jusqu'à lui "Nicolas, rappelle moi sur le portable de ton frère, c'est important." La main de Nicolas se crispa en glissant le courrier de l'inconnu qui disparu dans les abysses de son sac. Il saisit la poignée de la porte et attendit le troisième et dernier message avant de sortir "Nicolas j'arrive pas à te joindre sur ton portable, tu pourrais décrocher. Tu fais chier ! Tu dois encore être en déplacement" C'était la voix de son frère. "Papa est mort cette nuit. Fais le nécessaire mais sois là demain !".

Nicolas garda la main sur la poignée.

"Papa est mort cette nuit. Fais le nécessaire mais sois là demain !"

Un fourmillement léger grimpa doucement le long de ses doigts. Était-ce du simplement au contact du métal froid dans la paume de sa main ?

"Papa est mort cette nuit. Fais le nécessaire mais sois là demain !"

Était-ce l'obscurité soudaine tissée par les nuages qui dehors faisaient légion face au soleil pâle de ce lundi de décembre ?

"Papa est mort cette nuit. Fais le nécessaire mais sois là demain !"

En une foulée rapide Nicolas traversa les quelques mètres qui le séparait de l'appareil. "Papa est mort cette nuit. Fais le nécessaire mais sois là demain !" Il se pencha sur la console de laque blanche. "Papa est mort cette nuit. Fais le nécessaire mais sois là demain !" Il saisit fermement les câbles électriques du téléphone, "Papa est mo...", et les arracha d'un geste sec. Au même instant une main gantée frappa lourdement à la porte d'entrée.

* * *

Il ferma les yeux. Un muscle oculaire sous sa paupière gauche se contracta sous l'effet d'un spasme répétitif. Il savait qui l'attendait de l'autre côté de la porte, comme tous les matins depuis vingt-et-un jours. C'était toujours le même visiteur, ici devant son appartement, dans sa voiture à chacun de ses déplacements, dans l'avion en partance pour Los Angeles, tous les jours devant chaque porte où il entrait, devant chaque restaurant dont il sortait, dans chaque rue qu'il traversait...


Il serra la mâchoire. Il prit une profonde inspiration et baissa la poignée.










dimanche 5 janvier 2014

Partie 2 - Le poisson rouge est mort



Poisson presque rouge © Belya Dogan 


Dans un cendrier noir, portant l'écusson dorée d'une marque de bière irlandaise, un poisson rouge finissait d'agoniser aussi promptement que lui permettait la lente asphyxie de ses branchies. Mais comme aucune mort n'est digne, une main alourdie de bagues multicolores se proposa d'envoyer l'animal agoniser dans l'obscurité d'une poubelle rutilante de chrome. Le regard de la jeune femme brilla de la satisfaction du devoir accompli quand les mégots et les capsules de Corona et de Guinness accompagnèrent le Carassius Aratus, panné de cendres froides, dans le compartiment des déchets non alimentaires pour y mourir hors de sa vue.

D'un mouvement sec, du richelieu à talon aiguille qui finissait sa jambe interminable, la jeune femme poussa les emballages de traiteur  japonais qui jonchaient le carrelage gris de la cuisine. Mais son zèle, qui semblait pourtant si prometteur, empala, sans vergogne, la pointe de son talon droit dans ce qui ressemblait - avec un gros effort d'imagination - à quelque chose qui avait du être un sushi au thon échoué sur le sol.  "Putain ! Beurkkk " dit-elle avec une expression de profond dégoût et levant la jambe elle se mit à agiter son pied avec énergie bien décider à rendre à ses chaussures, qu'elle portait pour la première fois, ce quelque chose de glamour qui excluait avec autorité toute adjonction de sushi.

Mais la volonté est une chose et les lois de la physique une autre. Et ces deux concepts ne se combinent pas toujours avec la synergie que l'on souhaite aux jeunes femmes promptes à remettre les choses de l'univers à la place où elles doivent être.  Appuyée contre le bord de l'évier où quelqu'un avait du jouer à Tétris avec la montagne de vaisselle sale, la jeune femme sembla oublier, une fraction de seconde, que le levé de jambe est un art délicat. D'autant plus, quand la coquetterie, par la hauteur d'un escarpin, soulève le talon d'une femme à plus de dix centimètres du sol.

Un "Merrrrrde" aussi long que la glissade échappa des lèvres recouvertes d'un "hiersoir" de gloss pailleté. Et le postérieur de l’apprentie ménagère, propulsé par les lois de la gravité sur les restes froids d'une pizza au pepperoni, entraîna avec lui le reste de sa personne jusqu'à la porte de la cuisine dont le sol n'avait visiblement pas apprécié d'avoir été désigné déchetterie officiel d'une soirée improvisée.

Accompagnée d'effluves de poisson rance et de bière amère, la patineuse se traîna jusqu'au salon pour aller s'échouer sur un immense canapé blanc. Indifférente - occupée qu'elle était par deux légitimes douleurs : l'une dans son corps,  l'autre dans quelque chose qui ressemblait à de l’orgueil - à l'homme dont le corps endormi occupait les deux autres tiers du canapé laissant cavalièrement disparaitre ses jambes par dessus l'accoudoir, elle se mit consciencieusement à geindre.

Insensible au sommeil des ses autres invités, échoués de part et d'autres de l'immense salon au plafond mouluré, et au désordre que la lumière crue du jour révélait sans fard, elle massa d'un mouvement circulaire sa cheville fine et délicate sous un bas qui ne l'était pas moins.

D'une dent, récemment blanchie dans un "bar à sourire", elle mordit sa lèvre inférieure, réprimant ce qui semblait être la pire douleur qu'elle n'eut jamais connu de sa courte existence. Mais le tableau n'eut pas été complet sans une tranche d'auto-affliction. Et des larmes, d'un calibre tout à fait respectable, vinrent rapidement balayer un restant de khôl smoky qui ourlait ses yeux bleu lagon au moment même où une main d'homme saisit sa cheville blessée.

"Lâche moi... j'ai trop mal ! Merde !"

Pour toute réponse, le jeune homme étendu à côté d'elle, les yeux encore mi-clos, resserra son emprise. La prisonnière tenta bien de ses doigts aux ongles rongés un geste, qu’on devinait être peu enclin à obtenir l'effet souhaité, de défaire l'étau qui enveloppait la malléole de son pied.

Sans relever la tête, le jeune homme murmura d'une voix qui offrait la rugosité des premiers mots après l'éveil : "Chuuuttt... Tu vas réveiller les autres !"

"J'm'en fous...  Ils ont qu'à se réveiller et ranger ce bordel. Faut que j'y aille. J'dois être à l'aéroport dans moins d'une heure !"

"Il prends pas le taxi, Papy ?" Défia le jeune homme un sourire mutin sur son visage encadré de boucles noires, pendant que sa main montait plus haut sur l'arrondi du mollet.

La jeune blessée, profitant de la liberté que lui rendait la main entreprenante, se leva dignement abandonnant le richelieu de cuir noir recouvert de riz sur le tapis rouge vif au pied du canapé. Et tout en balançant la masse de ses longs cheveux blonds vers son épaule droite, elle lança "C'est une surprise. Il m'a rien demandé !", avant de disparaître en claudiquant théâtralement dans le couloir qui menait à la salle de bain.

* * *

"Allo, oui ?.." Le téléphone coincé entre l'épaule et l'oreille gauche, la jeune femme, le pied droit posé sur un grand lit couvert d'une multitude de coussins et d'un jeté de lit "framboise écrasée", finissait d'étirer un bas couleur chair sur sa cuisse hâlée aux UV et enfin débarrassée des odeurs de sushi et de pizza par une douche brûlante.

Ses jambes maintenant galbées d’un mélange de soie et de lycra, et tout en vaporisant d’un geste quasi robotique le contenu d’un flacon noir griffé « Désire » de Dolce Gabbana, elle mitraillait  d’une voix qui montait, ostensiblement mais surement, dans les aigus " Salut toi,  j'ai failli pas reconnaître ta voix, T’es malade ou quoi ? Tu sais quoi ? Mon poisson rouge est mort ! Qu’est-ce que ça capte mal ! T’es à l’aéroport ? T’es encore à Los Angeles ? Faut qu’on se voit tu le sais hein… J’ai trop hâte !"

Elle jeta le flacon sur son lit et enchaîna par le passage en revue du contenu de son immense dressing. Le portable toujours dans le cou, poussant sa capacité d’attention au maximum de ses compétences, elle n’entendait qu’un mot sur deux des réponses de son interlocuteur, l’autre partie de sa vigilance monopolisée par le tribu qu’elle devait à la mode. Plusieurs cintres malchanceux, volèrent sur le lit derrière elle quant ils n’atterrissaient pas tout simplement au sol. Hautement  préoccupée par sa sélection vestimentaire, elle dodelinait de la tête poussant de bref " Ahhh, zut !" suraigus, ponctués de "Ca fait deux semaines qu'on s'est pas vu !" boudeurs destinés proprement à culpabiliser celui qui était à l'autre bout de son I phone.

Alors qu'elle semblait enfin avoir mit la main sur la pièce indispensable – une petite robe rouge trapèze  - pour vêtir ses courbes généreuses uniquement couvertes de son ensemble Aubade, et qu'elle exprimait sa déception à son interlocuteur "On devait passer le weekend end chez mes parents ! T’avais promis !", un bras d'homme saisit sa taille.

La jeune femme laissa glisser le téléphone sur l'épaisse moquette de la chambre à coucher. Mais nulle surprise dans cette maladresse. Non, parce que Karine, dans son sens inné de soi, n'était jamais surprise quand la vie lui apportait de jolies choses. Elle ne savait pas refuser un plaisir aussi impromptu soit il.

Et les mains de l'homme, dont la boucle de ceinture glacée se plaquait dans le creux de ses reins avec une exacte géométrie, apportaient, à n'en pas douter, une promesse de plaisir plus immédiate que sa conversation téléphonique.

Une bouche avide vint s'écraser dans le creux de son cou pendant que du pied elle chercha le téléphone d'où échappait un mince filet de voix qui s'arrêta net quand son orteil - avec une souplesse et une précision étonnante - effleura sur l'écran tactile le logo rouge.

"C'était Nicolas ? "  interrogea le jeune homme dont les cheveux noirs portaient encore les traces de sa courte nuit sur le canapé.

"Oui, pour me dire qu'il rentrait que tard ce soir. Ma surprise est gâchée !" répondit-elle boudeuse en se laissant porter par les bras puissants de son compagnon qui la posa sur l'appui de la fenêtre dépourvu de rideaux.

"Je comprends pas qu’il puisse délaisser ça ! " dit Sébastien tout en dégrafant le soutien gorge qui contenait difficilement un plantureux bonnet C.  La jeune femme, qui était depuis l'enfance très chatouilleuse, ne pu réprimer un grand rire qui, déployant sa gorge généreuse, plaqua son dos encore un plus contre la vitre.

Dehors la ville grouillait de son 11h30 d'un samedi ordinaire. Des rivières d'hommes et de femmes coulaient le long des trottoirs au pied de l'immeuble par ce froid matin de novembre. Les voitures avançaient orchestrés par les hoquets des feux tricolores.

Et si, par le plus grand des hasards, cet homme singulier en costume et en chapeau de feutre noir, sortant de la cabine téléphonique juste en face de l'appartement de Karine eu levé le regard trois étages plus haut, il aurait pu voir, à l'une des fenêtres, deux mains appuyées contre la vitre au milieu d'un épais halo de buée.

Mais l'homme ne leva pas la tête.

Il remontait la rue d'un pas tranquille et d'une allure régulière. Et même de dos, alors que sa silhouette quelconque se noyait dans la foule anonyme, on aurait dit qu’il était fort satisfait.










mardi 15 octobre 2013

Partie 1 - Salle d'attente



Nicolas était arrivé en avance. Ce n'était pas dans ses habitudes. Il se laissa tomber dans une chaise en plastique marron. Les pieds de métal chromé, dont les patins de caoutchouc avaient connu des jours meilleurs, geignirent sur le sol. Son dos se rappela immédiatement les chaises de la salle de retenu sur lesquels il avait usé ses jeans au lycée catholique Saint-Jean. Son sac noir Adidas, s'écrasa sur une copie, aux couleurs déteintes par le soleil, à côté de lui. 

Quinze minutes d'avance... autant dire une éternité !


La pièce était étriquée et de larges fenêtres aux vitres coulissantes, dont l'ouverture était condamnée, peinaient à faire entrer le soleil blanc de ce mois de novembre. Il parcouru la salle d'un coup d'œil circulaire. Heureusement il n'y avait que deux personnes avant lui : une femme brune dont il évalua instinctivement le galbe des jambes croisées et un homme replet assis sur sa gauche, qui lui tournait le dos.

* * *

Comme pour oublier l'odeur compacte de macération de chaussure et de sueur, des nombreux corps qui avaient patienté dans ces douze mètres carré, Nicolas jaugea la table basse en formica qui croulait sous une pile douteuse de magazines écornés. Scarlett Johansson, les yeux perdus dans la brume crépusculaire d'un fard noir, les lèvres entrebâillées, sanglée dans une robe bustier, faisait exploser sa poitrine à la peau d'albâtre. La star se cabrait, à la une du magazine, avançant toute la pulpe de son corps, pour contredire le sous-titre qui proclamait "l'anti-Marylin Monroe". Ses yeux s'attardèrent sur la bouche fiévreuse de l'actrice de papier.
Un frisson chaud secoua son dos et ses cuisses. Il aurait bien tendu le bras pour vérifier, par lui même, que l'actrice caméléon avait réussi, par la magie d'un shampooineur, à effacer toutes traces de sa récente blondeur des pointes... à la racine. Mais un mec de trente sept ans ne lit pas Vogue Magazine. Il croisa ses bras haut sur son torse et roula ses yeux clairs vers le plafond où un néon jouait à "jour-nuit" caché sous une applique jaunâtre.

- Madame Daman, c'est à vous !
La voix stridente de la secrétaire l'extirpa net de ses pensées. La jeune femme, aux cheveux longs et noirs, se leva presque d'un bond. Les pieds de sa chaise heurtèrent la planche de bois visée le long de la plinthe. Elle serrait contre elle une large et épaisse enveloppe kraft qui semblait contenir des documents de la plus haute importance.

Alors qu'elle remettait d'une main nerveuse d'énormes lunettes noires dans ses cheveux, elle se pencha pour saisir son sac à main tombé au sol. C'est à cet instant que Nicolas s'aperçu qu'il avait les yeux plongés dans son décolleté de collégienne. Mais "Madame Daman" ne semblait pas voir Nicolas, ni sentir le regard du jeune homme suivre le claquement hypnotique de ses talons noirs sur le carrelage blanc.
Il passa ses mains sur ses yeux puis dans ses cheveux blonds comme pour se réveiller et se redressa sur sa chaise. Il aurait bien pris une bonne bouffée d'oxygène pour remettre ses idées en place, mais dissuadé par l'acidité fétide de l'air dans la pièce, son corps fit le service minimal. Il n'y avait plus qu'un seul type avant lui. Il regarda furtivement la nuque rosée de ce qui semblait être un quadragénaire enrobé, vêtu d'un complet noir, et portant un de ces chapeaux de feutre, comme il en avait vu dans les films d'Humphrey Bogart.

* * *

Il leva les yeux vers l'horloge de plastique rouge, si tout se passait bien, il serait de retour au bureau avant onze heure et demie. C'est cet instant précis que son Iphone choisit pour faire vibrer sa cuisse, depuis l'énorme poche de son vieux dockers élimé. Seb, venait l'interpeller via Twitter "Alors, elle est bonne la crème ? :-P" Nicolas eut un discret mouvement de tête, tel numéro 6 guettant le Rôdeur !
Il reprit ses esprits. Personne ne savait pour ce rendez-vous. Même ses potes le croyaient dans les bras de Karen. La blonde, légère et si enjouée vendeuse du rayon cosmétique des Galeries Deluxe, surnommée "Miss Crème" pour sa propension à faire des miracles avec tout ce qui était blanc et onctueux. Ahh, Karen...
"Monsieur Jalet !"
Nicolas sursauta. Et dans un réflexe d'écolier obéissant, il prit son sac noir aux trois bandes et il se dirigea en direction de la porte du bureau. Mais alors qu'il avait la main sur la poignée, il se tourna vers le comptoir blanc derrière lequel une secrétaire, aussi large que haute, faisait office de cerbère.
- Y'avait pas quelqu'un d'autre avant moi ? Un homme, en costume noir...
Et tout en posant sa question, il se retourna pour jeter un œil sur la salle d'attente.
Elle était vide.
- De quoi vous me parlez ? J'ai personne d'autre sur ma liste ! Grogna la préposée à la réception, l'irritation débordant à la commissure des lèvres.

Puis sans un mot de plus, elle réajusta ses lunettes à montures métalliques et se replongea dans d’obscurs formulaires ponctués de damiers marron.

* * *

Vingt minutes plus tard, Nicolas poussait la porte vitrée en direction de la sortie. Il peina. 
Cette porte ne semblait pas aussi lourde et ses gonds bien mieux huilés lorsqu'il était arrivé il y a juste quarante cinq minutes plus tôt. Il poussa plus fort. La porte céda mais non sans résistance. Cependant décidée à ne pas se laisser faire, elle refusa obstinément de se refermer, malgré plusieurs tentatives. Nicolas n'insista pas et laissa le battant à mi-chemin.
La lumière du jour fit rétracter ses pupilles avec la violence du flash d'un paparazzi. Il descendit les quatre marches en cherchant ses lunettes de soleil dans la poche avant de son sac. Alors qu'il tenait enfin ses Rayban, son épaule droite heurta une masse molle.
Homme au chapeau © Belya Dogan
- Excusez-moi ! Dit-il en reconnaissant les contours d'un homme portant un chapeau noir. 
- Y'a pas de mal. Répondit l'homme, dont le visage doux contrastait avec l'austérité de sa mise. Puis il secoua son chapeau qu'il venait d'enlever de sa tête aussi lisse qu'un miroir et s'engagea dans l'allée devant le jeune homme. Nicolas reconnu cette nuque rose aux plis gras. Il saisit le bras de l'homme qui le précédait.
- Je vous reconnais, c'est vous qui deviez passer avant moi. Pourquoi êtes vous parti ?
L'homme se retourna, leva son menton fuyant pour fixer Nicolas, qui faisait bien deux têtes de plus que lui, dans les yeux :
- Je ne suis pas parti, vous voyez bien que je suis là. Je vous attendais.
Nicolas lâcha le bras de l'inconnu.
- Moi ?
- Oui, vous Monsieur Jalet.
- On se connait ? Interrogea Nicolas.
- Non, personne ne me connait avant de m'avoir rencontré.
- Et vous êtes... ? Demanda le jeune homme qui commençait à s'irriter du ton énigmatique que prenait la discussion.
Et alors que l'homme s'apprêtait à répondre, la porte vitrée qui avait refusé de se refermer, finit sa course dans un claquement tonitruant. Tellement tonitruant qu'il en fit tomber le panneau blanc et rouge visé sur le battant de gauche qui indiquait : "Service de Neurologie - CHU Nord"
- Votre peur, Monsieur Jalet, je suis "votre" peur.
Nicolas éclata de rire. Voilà bien ce qui manquait à sa journée : un branque.
- Bien sûr, bien sûr... Au revoir monsieur.

* * *

Et tout en tournant les talons, il lança, sans se retourner : "Passez le bonjour à Napoléon !"
Installé dans son Audi rouge, Nicolas regarda l'heure : onze heure quinze. Il arrivera à temps pour le briefing. Il posa son sac sur le siège passager, boucla sa ceinture. Une fois la clef dans le contact, et avant d'entamer sa marche arrière pour sortir de sa place de parking, il jeta un coup d'œil rapide dans le rétro intérieur.
Il se figea. Son pied resta bloqué sur l'embrayage et la boite de vitesse coincée quelque part entre le point mort et la marche arrière : l'homme au chapeau, le visage stoïque, les mains croisées sur son ventre rond, était tranquillement assis sur la banquette arrière. 

- Nous n'allons plus nous quitter maintenant, Monsieur Jalet ! Dit-il avec un sourire affable.