dimanche 5 janvier 2014

Partie 2 - Le poisson rouge est mort



Poisson presque rouge © Belya Dogan 


Dans un cendrier noir, portant l'écusson dorée d'une marque de bière irlandaise, un poisson rouge finissait d'agoniser aussi promptement que lui permettait la lente asphyxie de ses branchies. Mais comme aucune mort n'est digne, une main alourdie de bagues multicolores se proposa d'envoyer l'animal agoniser dans l'obscurité d'une poubelle rutilante de chrome. Le regard de la jeune femme brilla de la satisfaction du devoir accompli quand les mégots et les capsules de Corona et de Guinness accompagnèrent le Carassius Aratus, panné de cendres froides, dans le compartiment des déchets non alimentaires pour y mourir hors de sa vue.

D'un mouvement sec, du richelieu à talon aiguille qui finissait sa jambe interminable, la jeune femme poussa les emballages de traiteur  japonais qui jonchaient le carrelage gris de la cuisine. Mais son zèle, qui semblait pourtant si prometteur, empala, sans vergogne, la pointe de son talon droit dans ce qui ressemblait - avec un gros effort d'imagination - à quelque chose qui avait du être un sushi au thon échoué sur le sol.  "Putain ! Beurkkk " dit-elle avec une expression de profond dégoût et levant la jambe elle se mit à agiter son pied avec énergie bien décider à rendre à ses chaussures, qu'elle portait pour la première fois, ce quelque chose de glamour qui excluait avec autorité toute adjonction de sushi.

Mais la volonté est une chose et les lois de la physique une autre. Et ces deux concepts ne se combinent pas toujours avec la synergie que l'on souhaite aux jeunes femmes promptes à remettre les choses de l'univers à la place où elles doivent être.  Appuyée contre le bord de l'évier où quelqu'un avait du jouer à Tétris avec la montagne de vaisselle sale, la jeune femme sembla oublier, une fraction de seconde, que le levé de jambe est un art délicat. D'autant plus, quand la coquetterie, par la hauteur d'un escarpin, soulève le talon d'une femme à plus de dix centimètres du sol.

Un "Merrrrrde" aussi long que la glissade échappa des lèvres recouvertes d'un "hiersoir" de gloss pailleté. Et le postérieur de l’apprentie ménagère, propulsé par les lois de la gravité sur les restes froids d'une pizza au pepperoni, entraîna avec lui le reste de sa personne jusqu'à la porte de la cuisine dont le sol n'avait visiblement pas apprécié d'avoir été désigné déchetterie officiel d'une soirée improvisée.

Accompagnée d'effluves de poisson rance et de bière amère, la patineuse se traîna jusqu'au salon pour aller s'échouer sur un immense canapé blanc. Indifférente - occupée qu'elle était par deux légitimes douleurs : l'une dans son corps,  l'autre dans quelque chose qui ressemblait à de l’orgueil - à l'homme dont le corps endormi occupait les deux autres tiers du canapé laissant cavalièrement disparaitre ses jambes par dessus l'accoudoir, elle se mit consciencieusement à geindre.

Insensible au sommeil des ses autres invités, échoués de part et d'autres de l'immense salon au plafond mouluré, et au désordre que la lumière crue du jour révélait sans fard, elle massa d'un mouvement circulaire sa cheville fine et délicate sous un bas qui ne l'était pas moins.

D'une dent, récemment blanchie dans un "bar à sourire", elle mordit sa lèvre inférieure, réprimant ce qui semblait être la pire douleur qu'elle n'eut jamais connu de sa courte existence. Mais le tableau n'eut pas été complet sans une tranche d'auto-affliction. Et des larmes, d'un calibre tout à fait respectable, vinrent rapidement balayer un restant de khôl smoky qui ourlait ses yeux bleu lagon au moment même où une main d'homme saisit sa cheville blessée.

"Lâche moi... j'ai trop mal ! Merde !"

Pour toute réponse, le jeune homme étendu à côté d'elle, les yeux encore mi-clos, resserra son emprise. La prisonnière tenta bien de ses doigts aux ongles rongés un geste, qu’on devinait être peu enclin à obtenir l'effet souhaité, de défaire l'étau qui enveloppait la malléole de son pied.

Sans relever la tête, le jeune homme murmura d'une voix qui offrait la rugosité des premiers mots après l'éveil : "Chuuuttt... Tu vas réveiller les autres !"

"J'm'en fous...  Ils ont qu'à se réveiller et ranger ce bordel. Faut que j'y aille. J'dois être à l'aéroport dans moins d'une heure !"

"Il prends pas le taxi, Papy ?" Défia le jeune homme un sourire mutin sur son visage encadré de boucles noires, pendant que sa main montait plus haut sur l'arrondi du mollet.

La jeune blessée, profitant de la liberté que lui rendait la main entreprenante, se leva dignement abandonnant le richelieu de cuir noir recouvert de riz sur le tapis rouge vif au pied du canapé. Et tout en balançant la masse de ses longs cheveux blonds vers son épaule droite, elle lança "C'est une surprise. Il m'a rien demandé !", avant de disparaître en claudiquant théâtralement dans le couloir qui menait à la salle de bain.

* * *

"Allo, oui ?.." Le téléphone coincé entre l'épaule et l'oreille gauche, la jeune femme, le pied droit posé sur un grand lit couvert d'une multitude de coussins et d'un jeté de lit "framboise écrasée", finissait d'étirer un bas couleur chair sur sa cuisse hâlée aux UV et enfin débarrassée des odeurs de sushi et de pizza par une douche brûlante.

Ses jambes maintenant galbées d’un mélange de soie et de lycra, et tout en vaporisant d’un geste quasi robotique le contenu d’un flacon noir griffé « Désire » de Dolce Gabbana, elle mitraillait  d’une voix qui montait, ostensiblement mais surement, dans les aigus " Salut toi,  j'ai failli pas reconnaître ta voix, T’es malade ou quoi ? Tu sais quoi ? Mon poisson rouge est mort ! Qu’est-ce que ça capte mal ! T’es à l’aéroport ? T’es encore à Los Angeles ? Faut qu’on se voit tu le sais hein… J’ai trop hâte !"

Elle jeta le flacon sur son lit et enchaîna par le passage en revue du contenu de son immense dressing. Le portable toujours dans le cou, poussant sa capacité d’attention au maximum de ses compétences, elle n’entendait qu’un mot sur deux des réponses de son interlocuteur, l’autre partie de sa vigilance monopolisée par le tribu qu’elle devait à la mode. Plusieurs cintres malchanceux, volèrent sur le lit derrière elle quant ils n’atterrissaient pas tout simplement au sol. Hautement  préoccupée par sa sélection vestimentaire, elle dodelinait de la tête poussant de bref " Ahhh, zut !" suraigus, ponctués de "Ca fait deux semaines qu'on s'est pas vu !" boudeurs destinés proprement à culpabiliser celui qui était à l'autre bout de son I phone.

Alors qu'elle semblait enfin avoir mit la main sur la pièce indispensable – une petite robe rouge trapèze  - pour vêtir ses courbes généreuses uniquement couvertes de son ensemble Aubade, et qu'elle exprimait sa déception à son interlocuteur "On devait passer le weekend end chez mes parents ! T’avais promis !", un bras d'homme saisit sa taille.

La jeune femme laissa glisser le téléphone sur l'épaisse moquette de la chambre à coucher. Mais nulle surprise dans cette maladresse. Non, parce que Karine, dans son sens inné de soi, n'était jamais surprise quand la vie lui apportait de jolies choses. Elle ne savait pas refuser un plaisir aussi impromptu soit il.

Et les mains de l'homme, dont la boucle de ceinture glacée se plaquait dans le creux de ses reins avec une exacte géométrie, apportaient, à n'en pas douter, une promesse de plaisir plus immédiate que sa conversation téléphonique.

Une bouche avide vint s'écraser dans le creux de son cou pendant que du pied elle chercha le téléphone d'où échappait un mince filet de voix qui s'arrêta net quand son orteil - avec une souplesse et une précision étonnante - effleura sur l'écran tactile le logo rouge.

"C'était Nicolas ? "  interrogea le jeune homme dont les cheveux noirs portaient encore les traces de sa courte nuit sur le canapé.

"Oui, pour me dire qu'il rentrait que tard ce soir. Ma surprise est gâchée !" répondit-elle boudeuse en se laissant porter par les bras puissants de son compagnon qui la posa sur l'appui de la fenêtre dépourvu de rideaux.

"Je comprends pas qu’il puisse délaisser ça ! " dit Sébastien tout en dégrafant le soutien gorge qui contenait difficilement un plantureux bonnet C.  La jeune femme, qui était depuis l'enfance très chatouilleuse, ne pu réprimer un grand rire qui, déployant sa gorge généreuse, plaqua son dos encore un plus contre la vitre.

Dehors la ville grouillait de son 11h30 d'un samedi ordinaire. Des rivières d'hommes et de femmes coulaient le long des trottoirs au pied de l'immeuble par ce froid matin de novembre. Les voitures avançaient orchestrés par les hoquets des feux tricolores.

Et si, par le plus grand des hasards, cet homme singulier en costume et en chapeau de feutre noir, sortant de la cabine téléphonique juste en face de l'appartement de Karine eu levé le regard trois étages plus haut, il aurait pu voir, à l'une des fenêtres, deux mains appuyées contre la vitre au milieu d'un épais halo de buée.

Mais l'homme ne leva pas la tête.

Il remontait la rue d'un pas tranquille et d'une allure régulière. Et même de dos, alors que sa silhouette quelconque se noyait dans la foule anonyme, on aurait dit qu’il était fort satisfait.










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